Désert lybien, six mois plus tard

Le doyen du village était maigre comme un coucou et son visage si buriné par des décennies de soleil du désert qu’on y aurait cherché en vain une place pour une ride supplémentaire. Après des années de malnutrition, sa mâchoire ne possédait plus que deux dents, l’une en haut, l’autre en bas, ce qui ne l’empêchait pas de sourire avec fierté. Il se tenait au cœur de son territoire, un groupe de masures d’argile jaune et quelques palmiers marquant la présence d’une oasis boueuse, il se comportait comme le maire d’une grande ville s’apprêtant à couper le ruban lors de l’inauguration d’un chantier de travaux publics.

Ce village écarté se trouvait à l’ouest des grandes pyramides de Gizeh, dans l’une des régions les plus inhospitalières du monde. Entre l’Égypte et la Libye s’étendent des milliers de kilomètres carrés de sable brûlant, entrecoupés ça et là par des carcasses de panzers, vestiges de la Seconde Guerre mondiale. Quelques communautés éparpillées s’accrochent tant bien que mal à la vie, autour d’oasis trop souvent asséchées. Quand l’eau disparaît, les moissons dépérissent et les villages connaissent la famine. Depuis des siècles, les habitants de cette région vivaient entre subsistance et disette, un cercle infernal qui était sur le point de se briser.

En signe de reconnaissance pour les bienfaits dont on allait le gratifier, le village s’était paré de bannières colorées. On avait tressé des bandes de tissu à la queue des dromadaires. Une grande tente rayée de bleu et de blanc, les couleurs des Nations unies, avait été dressée sur la place, une étendue poussiéreuse au centre du camp. À la limite du village, étaient alignés plusieurs hélicoptères. Des diplomates de l’ONU et de plusieurs pays du Moyen-Orient et d’Afrique s’abritaient à l’ombre de la tente.

Près du doyen du village se dressait un édicule qu’on ne s’attendrait pas à rencontrer au milieu du désert. C’était une fontaine circulaire, formée d’un large bassin de marbre, et d’un autre plus petit surmonté d’une statue représentant une femme ailée. L’ouvrage était conçu de telle sorte que l’eau s’écoule des paumes tendues de la figurine.

Le doyen était prêt. Il prit solennellement la coupelle qu’il avait autour du cou, l’emplit d’eau et en prit une gorgée. Son sourire édenté s’élargit et d’une voix frêle et nasillarde, cria en arabe : « Elhamdelillah lilmayya ».

Les autres hommes du village le rejoignirent et burent chacun leur tour comme si la coupelle, et non la fontaine, était une source miraculeuse. Les femmes qui étaient restées en retrait coururent remplir leurs jarres d’argile. Les enfants qui traînaient autour de la fontaine prirent le geste de leurs mères comme un signal. Bientôt le bassin fut rempli de gosses nus qui riaient en s’éclaboussant à qui mieux mieux. Les diplomates et les fonctionnaires gouvernementaux délaissèrent leur abri pour s’assembler autour de la fontaine.

Dans l’ombre d’un palmier, l’équipe des missions spéciales de la NUMA et le skipper du Sea Robin regardaient la scène d’un air amusé. « Quelqu’un a-t-il compris ce que disait le vieil homme ? » demanda Zavala.

— Mon arabe est assez limité, dit Gamay, mais je crois qu’il remerciait Allah pour l’eau, le merveilleux don de vie. »

Paul passa son bras droit autour des épaules de sa femme. « Dommage que Francesca ne soit pas là pour se voir sculptée dans le marbre. Cela me rappelle l’époque où elle était une déesse blanche. »

Austin hocha la tête. « Comme je la connaissais, elle n’y aurait pas prêté grande attention. Elle aurait vérifié la colonne d’eau et le dispositif d’irrigation, se serait assuré que la canalisation venant de l’usine de dessalage ne fuyait pas, puis serait partie en installer d’autres ailleurs.

— Je pense que tu as raison, répondit Paul. Dès que les autres pays verront comment fonctionne le procédé Cabral dans l’usine pilote de la Méditerranée, ils arriveront tous avec leurs gobelets. Le Bahreïn et l’Arabie Saoudite se sont déclarés prêts à mettre de l’argent dans le projet. Mais les Nations Unies ont promis de respecter la demande que Francesca a jointe aux plans qu’elle t’a remis et se consacreront en priorité aux pays africains du sub-Sahara.

— J’ai entendu dire que les États du sud-ouest des États-Unis et le Mexique ont pris l’initiative de construire des usines sur la côte californienne, précisa Austin. Cela devrait relâcher la tension pesant sur la Colorado River. »

Gamay dit : « Je pense que Francesca serait heureuse de voir d’anciens ennemis oublier leurs querelles et travailler main dans la main pour amener l’eau dans des régions ravagées par la sécheresse. Un tout nouvel esprit de coopération s’est fait jour. Peut-être y a-t-il un espoir pour l’espèce humaine.

— Je suis optimiste, dit Austin. Les Nations Unies ont promis de combattre leur habituelle lenteur bureaucratique. Elles ont fait du bon boulot en installant une raffinerie sur le nouveau gisement d’anasazium découvert au Canada. Les plans de Francesca sont étrangement simples. Cette usine s’est montée rapidement et pour un coût dérisoire. Même les pays les plus pauvres seront désormais en mesure de produire de l’eau potable.

— Quelle ironie, ne trouvez-vous pas ? s’exclama Gamay. L’anasazium a été découvert à Los Alamos, dans les lieux mêmes où sont nées les armes de destruction de masse.

— Il s’en est fallu de peu qu’il ne tombe entre les mains de Gogstad », fit remarquer Austin.

Gamay frissonna bien que la température avoisinât les quarante degrés. « J’ai parfois l’impression que cette géante, ses deux ignobles hommes de main, et son horrible tanière n’ont été qu’un rêve.

— Ils étaient bien réels, malheureusement, et l’endroit que nous avons fui n’avait rien à voir avec la cité du Magicien d’Oz.

— J’espère seulement qu’une cellule maligne n’a pas survécu à la catastrophe et qu’elle ne grossit pas quelque part comme un cancer.

— C’est peu probable », dit Austin. Gogstad n’a plus de chef, plus de support scientifique et les hauts personnages qui étaient le moteur de la conspiration ont tous disparu. Les habitants de la planète ont compris ce qu’ils avaient failli perdre et revendiquent aujourd’hui leur souveraineté sur l’eau. »

Jim Contos avait écouté la conversation avec intérêt. « Merci de m’avoir invité. Comme ça, je sais que mes deux sous-marins ont été sacrifiés pour une bonne cause.

— Ça tombe bien que tu évoques le sujet, Jœ. »

Zavala sourit, sortit une feuille de papier de la poche de sa chemise et la déplia. « Ce n’est qu’un avant-projet, dit-il, mais il te donnera une idée de ce que nous avons mis en route. »

Les yeux de Contos s’agrandirent d’étonnement. « Diable, c’est magnifique. »

Zavala fit une grimace. « Je n’irais pas jusque-là. La forme n’est pas très réussie, mais il ira plus profond et plus vite et disposera de plus d’instruments et de fonctions mécaniques que n’importe quel sous-marin existant. Il va nécessiter des essais intensifs.

— Quand est-ce qu’on s’y met ? » rétorqua Contos.

— Les préparatifs ont déjà commencé. J’ai rendez-vous avec les gens du Smithsonian. Ils projettent de créer un mémorial en hommage aux derniers pilotes de l’aile volante, et ils m’ont demandé d’organiser quelques défilés aériens, histoire de faire un peu de publicité pour leur campagne. Mais ensuite, je me consacrerai exclusivement aux essais.

— Qu’est-ce qu’on attend ? » demanda Gamay.

— Bonne question, dit Austin. Le procédé de Francesca va transformer ce désert de sable en jardin, mais nous autres océanographes n’avons rien à faire ici. » Il se dirigea vers un hélicoptère bleu turquoise dont le flanc s’ornait des lettres « NUMA » imprimées en noir. « Hé, Kurt, où vas-tu comme ça ? » dit Zavala.

Austin se retourna. « Allez viens », dit-il tandis qu’un large sourire s’épanouissait sur son visage hâlé. « Si nous trouvions un endroit où nous tremper les pieds ? »



[1] Chuck Yaeger fut le premier pilote à franchir le mur du son (N.d.T.)

[2] En français dans le texte